Michel Barrot et Ipek Yalcin, lauréats du prix Axel Kahn 2024
Pour la troisième année consécutive, la Ligue contre le cancer a remis le Prix Axel Kahn ! Ce prix, d'une valeur de 50 000 € récompense quatre chercheurs et cliniciens dont les travaux et réalisations ont eu un impact majeur sur la connaissance des mécanismes de la douleur liée aux cancers, la prise en charge de ses formes réfractaires et le développement des soins palliatifs.
À travers cette interview, découvrez en plus sur Michel Barrot et Ipek Yalcin !
‘Les besoins sociétaux vis-à-vis de la question de la douleur sont très importants, y répondre nécessite une pérennisation des forces vives de la recherche et une structuration efficace de nos actions tant au niveau fondamental que clinique. Les praticiens et la communauté de la recherche en douleur espèrent dans leur ensemble la mise en place par les autorités d’un plan d’action national douleur.
Michel Barrot.’
‘Environ un patient sur deux souffrant de douleur chronique ne trouve pas de soulagement efficace avec les traitements actuels, par ailleurs, les troubles de l’humeur découlant de la douleur chronique constitue une réalité clinique encore très mal comprise. Il en découle de véritables défis scientifiques et cliniques qui nécessitent que tout le continuum de la recherche sur ces questions soit doté de moyens ambitieux.
Ipek Yalcin.’
L'interview des lauréats
Ipek Yalcin est Directrice de recherche au CNRS à la tête de l’équipe « Douleur et Psychopathologie » à l’Institut des Neurosciences Cellulaires et Intégratives de Strasbourg. Elle est également Professeure associée au Département de Psychiatrie et de Neurosciences de l’Université de Laval au Canada.
Quels sont aujourd’hui les principaux défis que doit relever la recherche sur les liens entre douleur chronique et troubles de l’humeur ?
Ipek Yalcin : Malgré des avancées, les mécanismes précis qui sous-tendent la douleur chronique et son interaction avec les troubles de l’humeur, comme la dépression et l’anxiété, restent mal compris. La plasticité neuronale, les circuits de douleur et les réseaux impliqués dans la régulation de l'humeur sont complexes et nécessitent davantage de recherches pour identifier les voies moléculaires et cellulaires communes et spécifiques. En ce qui concerne la prise en charge, les principaux défis qui se posent aujourd’hui concernent le développement de traitements plus ciblés et personnalisés ainsi que l’identification de biomarqueurs fiables pour le diagnostic précoce ou l’évaluation de l’interaction douleur chronique - troubles de l’humeur.
Quels sont aujourd’hui les principaux défis que doit relever la recherche sur la douleur et les liens douleur-troubles de l’humeur au niveau fondamental et de façon plus appliquée ?
Michel Barrot : La douleur est une expérience à la fois sensorielle et émotionnelle. La recherche fondamentale a amené d’immenses progrès dans notre connaissance fine des aspects sensoriels de la douleur, mais la prise en compte de sa composante émotionnelle et de ses éventuelles conséquences anxiodépressives est plus récente. Ces derniers points sont toutefois essentiels car ils impactent directement le ressenti des patients et leur qualité de vie, mais ils restent techniquement difficiles à aborder. Pouvoir agir sur la perception émotionnelle de la douleur est aussi un enjeu thérapeutique pour compléter l’arsenal dont disposent les praticiens.
Un autre aspect essentiel est celui des comorbidités ; celles qui s’établissent entre douleur et psychiatrie, comme les liens douleur-troubles de l’humeur que nous étudions, et celles qui associent diverses pathologies et/ou leur traitement avec l’apparition de douleurs. Je pense dans ce dernier cas aux pathologies neurologiques ainsi qu’aux cancers et à leurs traitements qui peuvent conduire à des douleurs intenses.
Comment vos travaux répondent-ils aux attentes des praticiens ?
I.Y. : Ces attentes sont nombreuses et recouvrent à la fois le développement d'approches thérapeutiques intégrées et personnalisées, d'outils de diagnostic et d'évaluation améliorés ainsi que de nouveaux traitements et notamment des interventions non pharmacologiques. Nos recherches sur les douleurs neuropathiques et, plus récemment, sur les traitements anticancéreux fournissent des informations essentielles à la compréhension des mécanismes sous-jacents et révèlent de nouvelles cibles précliniques prometteuses. Ces découvertes représentent les premières étapes clés vers la résolution des principaux défis rencontrés en clinique.
Quelles sont les attentes des praticiens et comment vos travaux peuvent-ils répondre à ces questions ?
M.B. : La première attente concerne forcément les moyens de soulager les patients. Les travaux que nous avons menés sur les antidépresseurs dans la douleur neuropathique permettent aux praticiens d’expliquer aux patients que ces médicaments ne leur sont pas prescrits parce que leur douleur serait « juste dans leur tête » et trouverait une origine psychologique ou psychiatrique. Non, ces médicaments agissent en fait sur la douleur par un mécanisme indépendant de leur action sur la dépression. C’est une connaissance qui peut rassurer les patients et les aider à mieux accepter le traitement. Quant à nos travaux sur la comorbidité douleur-dépression ils restent encore majoritairement dans le domaine fondamental : il s’agit d’abord de comprendre le ou les mécanismes par le(s)quel(s) une douleur qui se prolonge peut impacter le bien-être psychologique, jusqu’à conduire à des troubles psychiatriques. Toutefois, depuis nos premiers résultats il y a 15 ans, nos travaux ont progressé à un rythme soutenu et dépassent le cadre strictement fondamental pour associer des données humaines et apporter de nouvelles connaissances sur les bases moléculaires de la dépression. Grâce au Dr. Yalcin (voir Interview à la suite) un réseau de recherche européen a même pu être mis en place, associant chercheurs fondamentaux et cliniciens, pour aborder la question des liens réciproques entre douleur et dépression. Ce sont ces progrès qui permettent maintenant d’ouvrir sur des perspectives plus thérapeutiques.
Pourriez-vous nous décrire le réseau Happy et ce que l’on peut en attendre pour l’étude des liens entre douleur chronique et dépression ?
I.Y. : HaPpy est un projet de financement européen, un « Innovative Training Networks » destiné à créer un environnement optimal pour la formation des chercheurs en début de carrière. J’assure la coordination de ce projet qui regroupe aujourd’hui des équipes de recherche de 9 pays différents et finance 15 doctorats avec un budget total de 4 M€. Le projet individuel des jeunes chercheurs soutenu dans ce cadre est développé en 3 axes : 1) caractériser les relations réciproques entre la douleur chronique et les troubles de l’humeur afin d’améliorer leur diagnostic 2) identifier leurs mécanismes sous-jacents et identifier des biomarqueurs spécifiques 3) renforcer et développer de nouvelles stratégies de traitement prenant également en considération les différences associées au sexe. L’ensemble des travaux menés dans ce cadre doit permettre de briser le cercle vicieux liant la douleur chronique et les troubles de l'humeur, une association délétère qui par la proportion croissante de personnes touchées s’apparente aujourd’hui à un problème de santé publique de grande envergure.
Comment une structure comme l’INCI contribue-t-elle à relever les défis évoqués précédemment ?
M.B. : L’INCI c’est 9 équipes de recherche, 140 personnes dont 50 chercheurs, enseignants-chercheurs et hospitalo-universitaires statutaires, dédiés à la recherche. Les plateformes techniques de notre unité et du campus strasbourgeois, nos collègues d’autres unités strasbourgeoises et les collaborations établies aux niveaux national et international nous permettent d’aborder de façon efficace de nombreuses questions en lien avec le fonctionnement normal ou pathologique du système nerveux. L’effort de recherche sur les questions liées à la douleur concerne le tiers de nos effectifs, et au niveau local il s’inscrit dans une « initiative douleur » regroupant des collègues de plusieurs unités. Cette dynamique est aussi soutenue par la présence à l’Université de Strasbourg de l’Ecole Universitaire de Recherche en douleur Euridol, un programme de formation pluridisciplinaire Master-doctorat dirigé par le Pr Pierrick Poisbeau du Laboratoire de neurosciences cognitives et adaptatives (LNCA), et qui vise à préparer les futures générations de professionnels dans le domaine.
Quel regard portez-vous sur la situation de la recherche sur la douleur aujourd’hui en France ?
I.Y. : Des avancées notables ont été réalisées en France au cours des dernières décennies. On peut citer par exemple les progrès accomplis dans la compréhension des mécanismes moléculaires et cellulaires de la douleur. De fait, la France dispose aujourd’hui de laboratoires de recherche de pointe et de chercheurs dont l’expertise est reconnue à l'international. Cette communauté de chercheurs est toutefois confrontée à des défis considérables, notamment en ce qui concerne le financement, qui reste insuffisant au regard des besoins importants liés au développement de la recherche translationnelle et à la mise en place de collaborations interdisciplinaires efficaces.
M.B. : La communauté de recherche sur la douleur est active et dynamique et elle va dans l’année qui vient renforcer sa structuration par la mise en place d’un nouveau réseau thématique national associant le CNRS et l’Inserm. Ce devrait être un lieu d’échange essentiel entre chercheurs fondamentaux et cliniciens. Le Dr Yalcin en assurera la coordination pour le CNRS. Les besoins sociétaux vis-à-vis de la question de la douleur sont très prégnants, y répondre nécessite une pérennisation des forces vives de la recherche et une structuration efficace de nos actions tant au niveau fondamental que clinique. L’ensemble des praticiens et de la communauté de la recherche sur la douleur espère la mise en place par les autorités d’un plan d’action national douleur, comme c’est le cas pour le cancer, les maladies neurodégénératives, les maladies rares, et la psychiatrie et santé mentale.